Souvenirs épars d’un pionnier
«13 novembre 2000. Il est 17 heures. Dehors, sous le temps maussade, Luxembourg s’assombrit et s’assoupit. Pourtant, dans un petit coin de cet immense bâtiment, l’ambiance est joyeuse. La future conférence des professeurs accueille une quarantaine d’enseignants. Ils sont venus rêver tout haut: quelle est pour nous l’école idéale? L’utopie féconde peut commencer. Sans a priori, sans gage d’avenir, ils s’expriment. Sans le savoir ou sans le vouloir vraiment, ils ont jeté ce jour-là les bases du Projet Pédagogique du Lycée Aline Mayrisch. Aujourd’hui, ces «fous» sont toujours là, ils constituent les piliers de l’édifice.»
Pourquoi le cacher? J’ai ressenti énormément de satisfaction en accompagnant durant deux années la mise en place du projet pédagogique du Lycée Aline Mayrisch. Tout d’abord, j’ai le sentiment d’avoir participé à une aventure exceptionnelle, d’avoir travaillé sur un sujet épineux et essentiel des sciences de l’éducation: la mise en route d’un nouveau lycée avec tout le flot des attentes diffuses émanant de la Direction, des futurs enseignants, des responsables politiques, des parents et bien sûr des élèves. Ensuite, cette expérience m’a donné la chance d’éprouver le plaisir simple mais vital de rencontrer des personnes, beaucoup de personnes. C’est une formidable aubaine de participer à la création d’une oeuvre commune! Ces deux années passées au Lycée Aline Mayrisch constituent pour moi un grand moment, intellectuellement et émotionnellement.
Une équipe…
Au-delà des clichés, dans la gestion d’un projet de cette envergure, il importe d’attacher la plus haute importance à la mise en création d’une véritable équipe pédagogique. Elle englobe évidemment les enseignants mais également les Directeurs, les membres du Spos, l’équipe technique et administrative. Même si le concept peut paraître éculé, la notion de «grande famille» prend au Lycée Aline Mayrisch tout son sens. Dépasser les divergences, s’enrichir des différences pour parvenir à marcher ensemble vers un objectif commun est fondamental. C’est peut-être ce parfum que l’on perçoit le mieux mais qui se traduit difficilement en mots lorsqu’on passe les portes du lycée. C’est probablement ce parfum qui fait la différence. Pour parvenir à créer et à nourrir cet esprit sans lequel il sera difficile voire impossible de progresser, de multiples initiatives sont mises en place: les week-ends de travail, les rencontres du lundi, les soirées festives, l’accueil des nouveaux enseignants, les conférences plénières interactives, …
Tout être humain est naturellement prêt à s’engager dans un projet à condition qu’il en soit l’auteur, en tout ou en partie. S’il participe à son élaboration, si son rôle ne se réduit pas à celui du simple exécutant, il se reconnaît et s’investit dans cette initiative. Il ne faut pas s’y tromper: l’équipe «Aline Mayrisch» fait le Lycée Aline Mayrisch.
Un projet…
La base, la clé de voûte, c’est le Projet Pédagogique. Sans lui, rien n’est possible. Ce texte fixe la philosophie et les valeurs que le lycée souhaite mettre en avant. En exprimant les visées de l’école, il permet d’assurer la cohérence du système face au pluralisme des pratiques. Il constitue la référence. Evidemment, pour être efficace, il doit rencontrer l’adhésion de toute l’équipe pédagogique. Il importe donc de le penser et de le rédiger en concertation avec tous les acteurs concernés. Une fois constitué, le document «Projet Pédagogique du Lycée Aline Mayrisch» sert de garde-fou aux idées futures. Dès qu’il ne joue plus ce rôle, il convient alors de le revisiter, de le réajuster voire de le changer plus fondamentalement.
Une structure…
Le Projet Pédagogique étant décrit, le plus compliqué reste à venir: faire vivre ce Projet Pédagogique et le traduire quotidiennement en des activités, des pratiques, des initiatives, … Pour assurer cette gestion journalière, il semble nécessaire de mettre en place une cellule pédagogique, baptisée au Lycée Aline Mayrisch «Département Recherche et Projets». Celui-ci permet la mise en oeuvre effective du Projet Pédagogique et des actions qu’il déclenche. Il sert à gérer une situation apparemment paradoxale: veiller à la cohérence globale sans étouffer la créativité individuelle des membres de l’équipe. En ce sens, il assure «le pilotage des idées». S’il semble évident qu’un lycée ne peut fonctionner sans une cellule administrative, pourquoi en va-t-il autrement pour une cellule pédagogique? L’école est organisée comme un lieu où se côtoient des élèves, des professeurs, des directeurs, des secrétaires, des techniciens… chacun travaillant à sa place, chacun faisant ce pour quoi il a été formé. Pour que cette juxtaposition se transforme en un système, en une «organisation apprenante», il est nécessaire de dégager une culture commune et pour ce faire, de construire une oeuvre commune. Passer d’une logique de «travaux parallèles» à une logique de «travail concerté visant la réalisation d’un projet» ne se fait pas en un claquement de doigts. La création d’une cellule pédagogique a pour objectif de réussir ce changement de paradigme. Le métier d’enseignant a changé, celui d’élève aussi. Face aux nouveaux défis de notre société, l’école ne peut se contenter de «faire comme avant», elle se doit de se doter de structures permettant de faire face à cette mutation. Là encore, le Lycée Aline Mayrisch l’a très bien compris.
Des écueils évités…
Au cours de ces trois premières années de fonctionnement, le Lycée Aline Mayrisch a merveilleusement évité deux écueils qui me paraissent cruciaux, à savoir l’absence de débat et le manque de traces.
En effet, dans une équipe qui se veut progressiste, qui souhaite se donner les moyens de ses idées, le débat est capital. En faire l’impasse au nom de la quiétude apparente constituerait à n’en pas douter une erreur fatale. Pourtant, le débat est toujours délicat à mener, pourtant la confrontation des points de vue reste un exercice périlleux, pourtant l’apprentissage du jeu démocratique reste difficile à supporter pour chacun d’entre nous… Si je peux me permettre de caricaturer légèrement: le débat, tout le monde le veut, personne ne le supporte! Or, un projet pédagogique qui se développe, qui se construit durant de longues années, se nourrit du débat comme centre névralgique de l’implication individuelle et collective. Le Lycée Aline Mayrisch n’a pas hésité à mettre en place des lieux et des moments de débat, toujours acharné mais ô combien vivifiant. Le débat est le garant de la dynamique du projet, il est le témoin de la responsabilisation ou de la «désinfantilisation» du système scolaire. La deuxième difficulté souvent rencontrée lors de la mise en place de l’innovation pédagogique, est constituée par l’absence ou la relative modestie des traces laissées. Dans le cadre du Projet Pédagogique, il importe d’archiver tous les rapports de réunion, de documenter toutes les actions menées, de produire des évaluations écrites, d’étoffer le site Internet du lycée avec des articles relatant les différentes innovations menées en son sein, … Ce sont en effet ces traces qui permettent l’évaluation et donc l’évolution du Projet par les échanges et les rencontres qu’elles suscitent. Les traces constituent la mémoire du Projet Pédagogique et par le fait même du Lycée Aline Mayrisch. L’ouvrage présent est la preuve de cette volonté affichée.
Bon vent…
L’avenir est là tout proche… à l’horizon. Il convient pourtant de se hâter lentement. La révolution pédagogique programmée en haut lieu est pratiquement sans effet car elle est subie par les acteurs concernés, au mieux elle est exécutée mais elle est vouée à plus ou moins court terme à l’échec. Le Lycée Aline Mayrisch a pris un autre chemin, celui qui mène au vrai changement, celui de l’innovation «gérée et intégrée». L’idéal est inaccessible, il est inutile et décourageant de chercher à l’atteindre mais il est stimulant de chercher toujours à l’approcher, en étant toujours en mouvement, toujours lentement et toujours ensemble.
C’est probablement de la cohabitation harmonieuse entre l’enthousiasme et la sérénité que dépend la pérennité du Projet: cette «force tranquille» qui pousse à aller continuellement de l’avant sans brûler les étapes.
Le Lycée Aline Mayrisch est en marche vers l’élève autonome et responsable. Il y parviendra, je le crois fermement, parce qu’il allie dans un même élan «patience et passion».
J.Antoine
Juin 2004
Pour que le système vibre…
L’école est organisée comme un lieu où se côtoient des élèves, des professeurs, des directeurs, des secrétaires, des techniciens… chacun travaillant à sa place, chacun faisant ce pour quoi il a été formé. Pour que cette juxtaposition se transforme en un système, il faut qu’il y ait « œuvre commune » et donc des zones d’intersection entre les personnes et les postes qu’elles occupent. Albert Jacquard dirait qu’il faut qu’il y ait « rencontre » au sens large du terme.
Pour qu’un système soit viable, il importe qu’il s’appuie sur deux logiques : la routine et le projet. En effet, s’il est vital qu’une logique de routine permette de faire tourner la machine, d’assurer le bon déroulement des activités proposées, il est tout aussi vital qu’une logique de projet vienne interroger le système, lui permette de se développer, de toujours apprendre. L’équilibre du système est assuré par une articulation harmonieuse entre la logique de routine et la logique de projet, par un déséquilibre permanent momentanément stabilisé.
Un système guidé par la seule logique de routine est un système qui se désèche, se rigidifie et à terme se fossilise. Il est fort à parier qu’il finira par « imploser ».
Par contre, tout aussi dangereusement, un système habité par une seule logique de projet, a beaucoup de peine à fonctionner, à mettre en place des actions. Tout porte à croire qu’il finira par « exploser ».
La gestion d’un système scolaire passe donc par la cohabitation, mieux par l’articulation, de ces deux logiques apparemment contradictoires et pourtant complémentaires. Il importe de créer « une dynamique dans la continuité ». Notre système scolaire n’échappe pas à ces règles propres à tout système ; il semble paré pour assurer la première logique mais paraît par contre bien démuni pour mettre en place la seconde.
Un système sain est donc en déséquilibre permanent (« on ne s’ennuie jamais »), pas trop instable (« il ne faut pas tout casser », « pas de révolution »)
Le système vibre.
C’est l’image du ressort qui s’adapte aux déformations, aux turbulences extérieures. Il les amortit, il assure la zone-tampon, reprend sa position initiale jusqu’à la perturbation suivante.
Un système est malsain quand une (ou les deux) composante est niée :
- Soit c’est le temps qui pose problème. Le « permanent » devient « rare », voire « absent ». Jamais aucun événement extérieur ou intérieur ne vient créer le déséquilibre. Quelles sont les causes de cette absence de perturbations ? Cela dépend évidemment de la nature du système et de ses composantes. Soit le système est cadenassé par toute une batterie de garde-fous. Exemples : pas d’organisation de débat, direction despotique, idées étouffées dès l’éclosion, calme « apparent » à sauvegarder absolument,…
C’est l’image du ressort qui ne fonctionne jamais Le système crève parce que le ressort est inutile.
- Soit c’est le « pas trop instable » qui pose problème. C’est l’intensité de la perturbation qui est trop forte. A ce moment, le système n’est pas prévu pour résister à des perturbations de ce niveau et il explose.
C’est l’image du ressort qui casse ou qui ne peut plus reprendre sa position initiale parce qu’il n’était pas prévu pour des charges aussi élevées. Le système crève parce que le ressort est cassé.
Ceci est valable pour tous les systèmes qui comprennent au moins deux personnes impliquées. Donc, par exemple, le couple, la famille, le lycée, le ministère, la politique mondiale, …
J.Antoine
Juin 2007